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Le temps, l’espace, de rêver, créer, respirer

« La musique argentine en héritage » // Être au monde comme on est en Musique

Chronique d’un Jour Bleu
Radio Libertaire 19 juin 2022

Comment ne pas saluer les grands êtres humains lorsqu’ils s’en vont, ceux qui avaient marché avant nous sur les chemins de la vie, de l’art et de la musique.
Je reviens souvent à la Musique argentine. C’est une part importante de ma vie, et j’aime à vous le partager.
Aujourd’hui je voudrais rendre hommage à mon maître de bandonéon : Juan Jose Mosalini. Et aussi une pensée à Jean-Louis Trintignant décédé hier.

ÉCOUTE :
Con el cielos en las manos // extrait de Don bandoneon – Juan Jose Mosalini //
Label Hexagone – 1979 – 4’41

C’est sous un grand ciel bleu que Juan Jose Mosalini est retourné trouver ses ancêtres, le 28 mai 2022.
Buenos Aires – Paris.
Cet amour infini entre les deux terres, des résonances, des amplifications.
Fuyant la dictature, mais pas que, JJ arrive en France en 1977. Il a été une des personnes clefs du développement du bandonéon en France, et donc en Europe. C’est Piazzolla lui-même qui le pousse à l’époque à quitter son pays natal pour développer sa musique à Paris. L’Argentine a connu les grandes heures du tango, et sûrement le renouveau allait venir de l’extérieur. Comme le dit Tomas Gubitsch, Mosalini était un des trois enfants rebelles du bandonéon avec Daniel Binelli et Rodolfo Mederos.
Son énergie débordante et son amour pour son instrument lui ont fait créer une communauté importante au fur et à mesure des années.
Si Piazzolla a ouvert la porte de l’engouement international par sa musique, le bandonéon a eu Mosalini comme allié majeur dans la diffusion du tango et de l’instrument. Olivier Manoury en témoigne, lui-même était passionné de l’instrument mais ne connaissait que le tango qui se jouait alors en France, bien loin du Tango Argentin. C’est dans le métro que Juan Jose écoute pour la première fois Olivier, et lui propose de venir le rencontrer chez lui. Un moment d’échange généreux qui transforme la vision de Manoury, et entame une amitié entre les deux hommes.

C’est au Conservatoire de Gennevilliers en 1989, avec le bandonéoniste César Stroscio et la complicité du compositeur Bernard Cavanna (alors directeur de la structure) qu’ils créent la première chaire de bandonéon en France et en Europe. C’est une pensée nouvelle à ce moment là que de faire rentrer un instrument populaire dans un conservatoire.
Juan Jose et César resteront quasiment 30 ans et formeront plusieurs générations de bandonéonistes, créant ainsi un vivier dont la vitalité du tango et du bandonéon en France et en Europe témoigne aujourd’hui.

Le jeu de Juan Jose, tout comme son enseignement, est passionné, généreux. On a envie de passer des heures à écouter, puis à étudier pour rejoindre l’espace depuis lequel il joue. L’instrument est difficile, voire diabolique.
Je vous donne une rapide explication : le bandonéon est de la même famille que l’accordéon, deux « boîtes » reliées entre elles par un soufflet. Si on est capable de jouer toutes les notes de la gamme chromatique, comme sur un piano, un même touche produit deux sons différents, comme dans un accordéon diatonique. Là où ça se complique c’est qu’il n’y a pas de logique dans le positionnement des notes sur le clavier, et que en tirant et en poussant cela change, et que la main droite est différente de la main gauche : 4 claviers différents, et 2 logiques à gérer en même temps : une à gauche, et une à droite.

Juan Jose est parti alors que le conservatoire vivait deux jours de bandonéon : entre audition et examens des élèves. Une belle réussite quand je pense que nous faisions une audition de 2h qui s’intitulait la Fête du bandonéon durant mes études là-bas, il y a près de quinze ans.
Aujourd’hui c’est son fils Juan Jo Mosalini qui a repris la direction du pôle Tango. On y compte trois professeurs de l’instrument : Juan Jo Mosalini, Jean-Baptiste Henri et Louise Jallu. J’ai eu la chance de pouvoir transmettre à mon tour ce que j’ai appris avec Juan Jose et sur les chemins du monde cet hiver en remplaçant Louise Jallu pour quelques semaines.

ÉCOUTE :
Seleccion de tangos de Julio de Caro // extrait de Ciudad Triste – Juan Jose Mosalinii et son grand Orchestre de Tango // Label Indigo – 2000 – 4’05

LA MUSIQUE ARGENTINE EN HÉRITAGE

L’héritage de la musique argentine, l’héritage de Juan Jose Mosalini pour moi c’est l’ouverture à ce monde de la musique argentine, au tango argentin. Une manière de vivre la musique et le monde. Loin d’avoir une pulsation fixe, c’est un cœur battant en mouvement que nous propose le tango. Et c’est aussi savoir s’unir au cœur de celui qui est devant, de celui qui décide de porter la parole à ce moment là.
C’est encore une autre étape dans la musique, la synchronisation des cœurs et donc des émotions.
Le tango, la musique argentine, des émotions pures, qui nous parlent de la vie, de l’amour, de la mort, et de l’absence. Nous pouvons tous nous y retrouver. Des sentiments puissants, exacerbés, vibrants d’une énergie nocturne, là où tout est permis.
La musique argentine sublime l’absence et l’éloignement, plonge dans les peines et l’amour, remplit les veines d’émotions.

ÉCOUTE :
Buenas noches Che bandoneón // extrait de Don bandoneon – Juan Jose Mosalini // Label Hexagone – 1979 – 1’35

ÊTRE AU MONDE COMME ON EST EN MUSIQUE

Apprendre le bandonéon, c’est l’apprentissage d’un style aussi, et d’une manière de vivre la musique, de la concevoir.
Apprendre c’est se remplir de l’autre qui nous transmet. Organiser son corps petit à petit pour qu’il comprenne les gestes, qu’il soit disponible à entendre, qu’il puisse écouter et reproduire.

Le bandonéon est un instrument envoûtant. Mais est-ce l’instrument ou les instrumentistes qui envoûtent ? L’être humain derrière l’objet est toujours celui qui nous touche.

Un corps et un être
La sincérité du jeu.
Combien d’éléments doivent-ils se joindre pour faire qu’un être humain devienne musicien ? A l’implacable et inévitable technique qui fait la base d’un travail instrumental s’ajoute la vie, la sensibilité de chacun d’entre nous, ce qui nous touche le plus, nous émeut, ce que nous voulons partager et exprimer.

Lors de mes études de bandonéon, il y a eu un jour plus marquant que les autres. J’étais alors dans le milieu de la vingtaine. Le matin j’ai pris un cours avec Juan Jose, nous avons travaillé sur le phrasé du tango, sur l’élasticité du temps. Comment celui-ci (le temps) peut ne pas être linéaire et décrire des volutes liés à notre être.
L’après-midi je répétais à la flûte avec un magnifique orchestre d’Afro Jazz Funk : Rido Bayonne. Une autre grande leçon m’attendait : là le temps est implacable et la division rigoureuse. Il n’était plus questions d’étirer mais de trouver les distances justes entre les notes, régulières.
Cette expérience regroupée sur quelques heures seulement est restée marquée dans mon esprit et dans mon corps, deux visions valides et magnifiques de la musique, dans des conceptions quasiment opposées.

Certains pourront me répondre que tout c’est pas si drastique, bien évidemment !

Ce jour là a sûrement été le début de ce qui me plaît tant faire aujourd’hui . J’ai compris qu’il était possible de prendre beaucoup de chemins différents dans la musique. Que je pouvais jouer différemment les mêmes pièces en fonction de mon état et des personnes qui écoutaient.

La musique comme représentation de la Vie à un instant donné. Continuer à faire vivre les vibrations de la vie.

Cortazar a cité Ortiz – Federico, Laurenz, Piazzolla, Pichuco dans son texte Buenas Noches, che bandoneon, je voudrais citer quelques bandonéonistes qui sont aujourd’hui sur les scènes et qui sont passés par la classe de Juan Jose :
Juan Jose Mosalini – Carmela Delgado – Victor Hugo Villena – Pablo Nemirovsky – Per Arne Glovingen – Marisa Mercadet – Facundo Torres –
et moi-même Ninon Valder

ÉCOUTE :
Sus ojos se cerraron de Carlos Gardel, arrangement de Leopoldo FEDERICO // Live de Ninon Valder – bandonéon