INTERPRÉTER
Transcendance et poésie – Folk à Lier – 16 juin 2024
Chères auditrices, chers auditeurs,
Et si lorsque nous interprétions un « texte » musical nous étions en train de raconter une histoire ? Nous faisons soudain briller les étoiles en plein jour, nous racontions la nuit, le bruissement du vent ou le silence du soleil. Si interpréter voulait dire vivre ses émotions et les partager aux autres, amplifier notre vécu et découvrir celui de l’autre
Comme si…
Comme si…
Comme si…
Interpréter : un geste musical
une vision de l’instant présent.
Dans la musique classique comme dans la musique populaire l’interprétation est une clef mystérieuse au-delà du « texte ». Qu’est-ce que ce texte dont je parle ? C’est l’écriture des notes sur un penta gramme, avec un rythme, une mesure. Toutes les indications nécessaires pour recréer ensuite la musique. Dans la musique populaire cela peut-être simplement des accords sous des mots, ou sous la mélodie. Libre aux « interprètes » de recréer les pièces manquantes du puzzle et d’organiser la matière sonore.
L’interprétation on la partage aussi avec d’autres arts du spectacle vivant comme le théâtre ou la danse. où on interprète un rôle.
Comment fait-on pour transformer un texte écrit en une musique, une chanson ? En quelque chose d’audible qui vient toucher le cœur et le corps de l’autre ? Comment fait-on pour transformer un chant, une musique qu’on a entendu et qu’elle devienne la nôtre ? C’est ça l’art de l’interprétation, c’est art fondamental à l’intérieur de l’art de la musique.
Oui, au début de l’interprétation il y a une étape fondamentale de l’apprentissage du texte, mais aussi d’un style qui va avec ces notes, ces rythmes, ces harmonies.
Quelle belle matière sonore musicale ! On la malaxe, on la pétrit, on l’aime à chaque seconde où l’on joue notre instrument, où l’on chante.
Le geste du débutant sera parfois gauche, parfois chanceux. Nous, musiciens, nous sommes des artisans du geste musical, que l’on précise au fil des jours. Parfois c’est le temps d’une vie pour créer l’adéquation entre notre oreille, notre cœur et notre geste.
Je voudrais donc vous amener à la visite d’un lieu, d’un regard en nous, d’un territoire personnel. Je vais en profiter pour, sur le chemin de paille que nous empruntons, saisir la main d’un grand homme, un grand conteur qui nous a quitté récemment : Henri Gougaud. Cet homme à l’accent chantant de la terre de Carcassonne disait que le conteur était celui qui a non seulement la parole, mais aussi la vision : il voit. Il est capteur. Et que dans ce regard il y a deux possibilités : celui qui donne la vie, et celui qui ne donne rien. Pour donner la vie, il appelait ça « l’épice » : il faut qu’il y ait quelque chose en plus. Que l’on allume son désir, son attention. Par exemple si le matin nous sortons dans la rue pour acheter du pain, tout ensommeillé, rien ne vit, les gens sont des obstacles… Mais si consort et on allume quelque chose à l’intérieur, un désir d’être au monde, alors… alors les gens ne sont plus des objets, les feuilles des arbres sont plus vertes. Tout change.
Je vous propose de porter cette vision dans la musique. Peut-être sommes-nous ceux qui entendent, et de la même manière nous avons besoin de cette « épice » pour être au monde musical.
Je vous propose d’écouter deux grands artistes : Paco el lobo et Sangitananda dans Agua pa’l molino de l’album Memorias de los cantos flamenco.
ECOUTE : Agua pa’l molino (Bulería de Jerez) 4’57
Paco el lobo – Extrait de l’album Memoria de los Cantes Flamencos. Vol.1 – Sortie le 19 AVRIL 24 chez Buda musique / Socadisc
J’ai trouvé un livre « interpréter, pour une théorie de la reproduction musicale » de Theodor Adorno. Le titre nous emmène vers la musique classique, mais la musique reste la musique et je me suis à fouiller, à lire. Je vous partage certains passages qui servent à notre propos.
« En quoi le musicien est un joueur et en quoi il ne l’est pas ? Toutes les langues utilisent le terme de jeu en parlant de musique. Interpréter veut dire « jouer » pendant une seconde le héros, le guerrier-fauve, l’Espoir, et c’est là que se situe la communication entre l’œuvre et l’interprète. »
Donc notre matière sonore, une fois organisée comme elle se doit dans l’écriture, dans ce que l’on nous a transmis. Une forme première que j’appellerais, si j’ose, la forme « pyjama », pas encore bien réveillée. Ces sons nous devrions commencer à les vestir d’intentions musicales et vitales. Vitale dans le sens où elle se confronte à la vie, à des émotions (l’espoir), à des êtres (le héros…) :
un premier jeté d’épices dans la marmite !
Adorno écrit aussi : « Il n’existe aucune interprétation musicale sans l’élément de « note à côté ». La liberté de l’interprétation est inséparable du risque »
Alors, nous interprète (de la musique ou de notre vie) quittons la rive de la sécurité matérielle – les notes de la partitions – et partons en haute mer parler avec les vents secrets de la terre.
Je vous laisse découvrir un autre grand interprète dans un autre style.
ECOUTE : Shahid Parvez – Live in Edmonton 5’30
Ce morceau parce que la musique c’est la vie et que vivre prend du temps.
Jouer de la musique, dans n’importe quelle langue du monde, dans toutes les cultures, c’est respecter des règles et les dépasser, les transcender. Nous venons d’écouter Shahid Parvez, au sitar indien, dans le début d’un concert live à Edmonton. Nous y retrouvons le silence, la liberté, les risques : l’être et la vision dans le respect d’une forme très stricte de la musique classique d’Inde du Nord.
Mais qu’est ce qui peut faire que nous allions au delà de notre raison ?
Notre cœur. C’est à dire ce que nous avons à exprimer de plus profond, de plus intime qui devient alors universel. Henri Gougaud dit qu’il a fait serment de ne servir que la Vie. « Quand j’écris, qu’est-ce que je fais ? Je vais écrire au gens, mais pour leur dire quoi aux gens ? Il faut que je sache. Moi je ne peux pas ne pas me poser la question de ce que je transmets aux gens. Qu’est-ce que j’ai envie de leur transmettre, qu’est-ce que je dois éviter de leur transmettre ?» Paroles de sage.
Ce qu’Adornoe pourrait dire comme « Un Steinway de concert n’aurait pas l’idée de faire une écital simplement parce qu’il a un beau son ». Pourquoi jouons-nous ? Que devons nous transmettre à celui qui nous écoute. Quelle vision avons-nous ?
Dépasser la matière, dépasser le texte, rendre à la Vie sa VIbration, ses épices et faire briller le monde.
Je rajouterai qu’il faut du travail pour savoir pourquoi, du temps de soi à soi, pour se remplir du monde, des couleurs des champs au printemps, des arbres en hiver.
Interpréter c’est démontrer l’unicité de notre être et la diversité de la vie. Avec humilité la musique nous traverse.
Je voudrais terminer avec cette vision d’Henri Gougaus que je partage encore : « Si je désespère, je me tais. Je ne suis pas là pour rajouter mon grain d’angoisse à l’angoisse du monde. Ce n’est pas la peine. »
Le vent va peut-être souffler fort dans les prochains mois, mais continuons à allumer nos lumières, à regarder les gens comme des gens, et à mettre de « l’épice » sur le monde.
ECOUTE : Ninon VALDER : improvisation
Bonne musique, bonnes interprétations et bon dimanche à vous chères audrices, chers auditeurs