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Le temps, l’espace, de rêver, créer, respirer

Jouer le silence

Une plongée dans la pensée Sud-Américaine – Folk à Lier – 17 mars 2024

Chères auditrices, chers auditeurs,

L’hiver se termine, de ces dernières nuits froides émane un silence que les insectes en été vont nous voler. Le repos de l’hiver et de la Terre, notre moment de ressourcement dans le cycle des jours et de la Vie. Comment lier nos musiques à la Vie ?

Le Silence, la musique en creux.

Je veux vous parler du Silence et vous emmenez avec moi sur des terres de Vent, d’Oiseaux, de Pluie et de Rivières, de Soleil et de Lune.
Mon corps se déploie dans l’espace infini de l’air qui m’entoure. Il oublie les limites et devient Son, il devient Paroles, Poésie et Musique.
Avant cette transformation cette révélation du sentiment et des émotions présents dans cet Air, il y a le Silence.

Je n’invente rien, Yupanqui le disait si bien : « La musique vient du Silence, sans le silence il n’y a rien de créatif ».

Je me suis replongée dans Atahualpa Yupanqui, guitariste chanteur, poète compositeur argentin qui vécu entre 1908 et 1992. C’est une vision du monde, de la vie qui est partie d’Argentine vers le monde (l’Amérique du Sud d’abord puis la France et l’Europe). Je me suis replongée par hasard, comme on suit le fil pour refaire une pelote de laine, comme on suit le fil du silence, et des désirs profonds. Yupanqui est défini parfois comme un chanteur habile dans la gestion du Silence.
Dans sa guitare, on distingue des détails de son, comme si le temps était dilaté et qu’il nous laissait l’espace de rentrer dans sa musique et dans son souffle. Yupanqui c’est une guitare, et c’est une voix, un poète.

Je pars de l’Argentine et de l’Amérique du Sud car c’est ce que je connais le mieux, mais il y a beaucoup d’autres musiques qui partent du silence. Une pensée vers Ali Farka Touré, ou vers les musiques des déserts d’Afrique ou du Moyen-Orient.

Jouer le silence c’est investir le sacré de notre intérieur et de notre sensible, éloigner l’extérieur et le paraître. Yupanqui souligne dans une interview le parallèle qu’il y a entre sa pensée de la musique et la pensée de celui qui a donné à la guitare son entrée dans la musique classique : Andres Segovia. Celui-ci disait :

« Jouer bien ce n’est pas jouer beaucoup. »

Fondamentalement il faut bien jouer, c’est toute la différence entre deux états de lumière. Éblouir : ce musicien est éblouissant, c’est un virtuose, et Éclairer : ce musicien m’a fait sentir une émotion. On pourrait dire aussi la différence entre Impressioner et Émaner.

Yupanqui parle aussi du mystère de la guitare et du désir silencieux de l’Homme. Mise en scène de l’être humain et de l’instrument comme deux entités qui peuvent bavarder ou non. Si le mystère et le désir ne sont pas en phase alors la guitare se tait. L’humain doit alors se poser la question : est-ce que j’ai la condition nécessaire pour me rapprocher de la guitare, de la musique.

Un jour il a voulu traduire ce silence en son, comme tout bon paysan. Le paysan étant « celui qui a le paysage à l’intérieur de lui », celui qui connaît le silence et donc qui donne plus de valeur à la parole, au son. Du silence au rituel du chant et de la poésie.
Alors ce poète solitaire, qui sait que c’est seulement en écrivant de la poésie qu’il revient à la multitude, celui qui sent que ce n’est plus lui qui écrit, mais que c’est beaucoup de gens qui se réunissent, beaucoup d’êtres en lui, beaucoup de solitudes rassemblées, écrit et compose cette vidala et ce poème en introduction :
C’était un matin, dans un pays de montagnes bleues,
alors que je regardais ces petits nuages qui sont souvent
accrochés aux pierres au milieu de la colline.
L’air, absent. Au-dessus, un ciel bleu,
en bas, la terre, dure et chaude.
Quelqu’un m’a dit des mots étranges en parlant de ces petits nuages blancs, peut-être déjà lointains, qui embellissaient le paysage…

Ce que tu regardes ne sont pas des nuages, mon ami.
Je crois que ce sont des vidalas oubliées, qui attendent que quelqu’un comprenne leur silence, comprenne leur mot, entende leur chant.

Peu de temps après ce moment que l’on ne peut traduire pleinement, parce qu’il dépasse notre entendement, la « Vidala del silencio » est née.

ECOUTE : Vidala del Silencio 3’12
Atahualpa Yupanqui

Jouer le silence : l’art d’enlever des notes, de suggérer plus que de montrer.

Quelle poésie et quel espace découvre-t-on lorsqu’on se laisse doucement bercer vers le silence duquel surgit la musique ?
Chers auditeurs j’ai un petit jeu pour vous : quels sont les éléments qui composent votre silence ? Si vous vous arrêtez soudain dans le rythme de votre vie, et vous écoutez : à quel élément appartient votre silence ? Est-ce la lune ? les étoiles ? les plantes ? le vent ? la pluie ? l’orage ? les animaux ? les voitures ? les machines électriques ? des pas dans la neige ? le sable ? la mer ?
Et cette phrase de Yupanqui :

Le Silence s’est retenir, si cela est possible, la pulsation de la pensée, pour pouvoir voler de manière à affirmer ce que l’on pense être bon pour l’âme.

Nous partons vers le Pérou pour écouter une grande chanteuse Chabuca Granda accompagnée de 4 guitares qui se répondent et se complètent. Parfois des notes silencieuses nous parviennent.

ECOUTE : Chabuca Granda – El dueño ausente – 3’49
Album Voz y vena de Chabuca Granda – 1965
Martín Torres, Rafael Amaranto, Vicente Vásquez y Carlos Hayre

J’aime à savoir que nous avons aussi en Occident des musiciens qui se sont penchés sur le Silence, peut-être d’une manière plus directe et frontale comme l’a fait John Cage en 1952 avec sa pièce 4’33 pour piano. La musique en creux. Une partition, une forme : trois mouvements. A l’intérieur : du rien, TACET, du Silence. Ou plutôt le son qui entoure l’être, la personne qui écoute, c’est ce qu’a voulu ce grand compositeur, les sons des respirations, des mouvements dans le théâtre, et des pensées de chacun.

Pour finir il y a le silence laissé par la mort d’un musicien. Aujourd’hui je désire rendre hommage, comme l’a fait Frantz-Minh plus tôt, à cet immense musicien qu’était Sylvain Luc, capable d’allier silence et virtuosité, éblouissement et émanation.

ECOUTE : Sylvain LUC – Simple Song – 2’20
Album Simple Song – 2023 – label Space Time Records

Je retiens de ce voyage un désir d’écouter le sensible, de prendre le temps de regarder la lune et de sentir la brise d’un orage ou du printemps, d’écouter l’effleurement d’une corde ou le souffle d’une flûte pour ensuite grandir en musique, en rythme et pouvoir être emportée dans la densité du son, miracle de l’air, de l’être.

Jouez, dansez, chantez, soyez vivant et à l’écoute !

Avec un peu d’avance je vous souhaite un bon printemps.